PQ Phonothèque québécoise
Musée du son
Sauvegarder, documenter et diffuser le patrimoine sonore

75 ans de radio

La première décennie de CKAC (1922-1933)

Une radio privée dans l'esprit d'un service public
créée par Jacques-Narcisse Cartier

par Pierre Pagé, professeur à l'Université du Québec à Montréal.


 


Extraits sonores

Conte de Noël 189 K    St-Valentin 64 K      Chronique (Robe) 37 K    Chronique (sous-vêtement) 144 K /     Chronique (tissu) 135 K    Animation 108 K  Commentaires (femmes et élections) 135 K / Chronique (Jupe) 117 K  Chronique (Globe) 171 K :   Extraits de l'émission «En parcourant les magasins» (variétés et consommation) animée par Jacques Catudal et Anne Richard, CKAC, 1948 à 1949 à Archives nationales du Québec, Fonds Young & Rubicam

Actualités (2e guerre mondiale) 394 K      Actualités (guerre - R.U./ UK) 376 K      Actualités (Hitler)  242 K      Actualités (guerre et radio) 233 K      Actualités (espion à Régina) 242 K     Actualités (publicité) 109 K      Actualités (chômage) 287 K    Actualités (McKenzie et guerre) 224 K     Actualités (indicatif) 135 K : Bulletin de nouvelles animé par Jean Nolin, CKAC, vers 1940, Phonothèque québécoise, fonds Legris- Pagé


(169 K)

Introduction

L'anniversaire, en 1997, d'une institution culturelle comme celle de la radio au Québec est une occasion de regarder vers les origines pour comprendre les intentions initiales des fondateurs, pour éclairer le projet moteur et les orientations des premières années qui se sont réalisées dans des structures ou dans des créations.

Cette démarche d'analyse et de réflexion n'a rien d'un regard nostalgique vers le passé ou d'un désir d'y rechercher le bon vieux temps. La connaissance méthodique des formes radiophoniques réalisées dans les premières décennies de la radio vise à structurer un savoir dont la société actuelle a besoin pour mesurer la trajectoire parcourrue et pour dépasser les limites de ses pratiques immédiates. L'histoire peut nous éclairer, si nous en faisons l'effort, sur les relations multiples qu'un média peut entretenir avec la société dans laquelle il évolue.

Cette recherche sur les origines de la radiodiffusion s'est heurtée à plusieurs obstacles. Pour la radio québécoise et canadienne, les fondateurs ont été presque complètement ignorés, leur pensée est inconnue et leur action n'a pas été étudiée. Le discours d'histoire politique a généralement pris tout l'espace. Mais surtout la démarche d'analyse est rendue difficile par des obstacles très encombrants, ceux qui sont constitués par la quantité considérable d'erreurs, erreurs factuelles ou erreurs d'interprétation, qui circulent depuis longtemps dans diverses publications malheureusement assez répandues.

Ces erreurs touchent d'abord la personnalité et le rôle du fondateur de la station CKAC, Jacques-Narcisse Cartier. Elles touchent aussi l'action de son successeur immédiat, J.-Arthur Dupont. Ces erreurs sont également graves et fréquentes sur la datation de la station CFCF de la compagnie Marconi et de sa principale station expérimentale XWA. Ces erreurs touchent enfin une lecture étrangement fautive des premières années de CKAC que certains décrivent encore comme de l'improvisation malgré le professionnalisme évident manifesté par l'importante entreprise qu'était le journal La Presse.

Qu'il s'agisse des informations anecdotiques et des raccourcis erronés de l'animateur Gilles Proulx dans ses livres sur l'histoire de la radio québécoise, ou des descriptions du sympathique Roger Baulu qui a raconté comme des souvenirs, dans son livre sur CKAC, des fait reliés aux origines qu'il n'a pas vécus, qu'il s'agisse des mémoires que Leonard Spencer corrige à la fin de sa vie en se donnant un rôle d'une importance démesurée, qu'il s'agisse de deux ou trois mémoires de maîtrise que l'on continue de citer sans aller vérifier leurs sources, les premières années de la radiodiffusion sont décrites avec une multitude de données erronées. Par exemple, malgré le grand respect que j'ai pour mes collègues, je dois rectifier l'affirmation de Jean-Guy Lacroix (1993 et 1980), répété par Michel Sénécal (1995) qui va jusqu'à déclarer que la licence de CFCF a été attribuée à Marconi par la Federal Communication Commission des États-Unis. De même, l'auteur Michel Filion (1994), archiviste à Ottawa, continue d'affirmer, au milieu de plusieurs autres inexactitudes, que la première licence de diffusion au Canada fut émise en 1919 pour Marconi avec la station expérimentale XWA alors que cette licence date de 1915 et qu'à ce moment il y avait déjà 47 licences expérimentales au Canada dont 18 au Québec. Il faut encore mentionner un manuel publié par la Télé-Université, celui de S. Douzou et K. Wilson (1994) qui situe les débuts de CKAC en 1923 au lieu de 1922, et affirme sans sourciller que la première émission de Marconi-XWA a lieu en 1918, en pleine période de guerre. Plusieurs autres références pourraient être données pour illustrer ces erreurs qui sont souvent alimentées par un désir de pouvoir affirmer que XWA fut la première station radiophonique au monde ou que CKAC fut la première station de langue française au monde, ce qui est erroné dans les deux cas.

J'ai publié en 1996 dans la revue Fréquence-Frequency (déc. 1996) une rectification systématique de ces erreurs concernant les stations de Marconi. Mais on pourrait approfondir beaucoup d'autres aspects historiques des origines si le journal La Presse acceptait enfin d'ouvrir ses archives administratives de cette époque aux travaux des historiens et si la station CKAC donnait accès aux dossiers anciens de son conseil d'administration.

Mais pour la station CKAC, qui a été créée en 1922 à Montréal par le journal La Presse, il importe de pousser plus loin l'analyse car c'est plus qu'un simple média qui fut alors inventé, ce fut une véritable institution culturelle qui fut longtemps en liaison avec l'ensemble des milieux de la société québécoise. Et cette station créée par Jacques-Narcisse Cartier, pour le journal La Presse, a inventé un modèle québécois de programmation, fortement enraciné dans les ressources culturelles régionales et clairement orienté vers une philosophie de service public. Il est enfin intéresant de signaler que l'année 1922 est aussi le moment de la naissance du nouveau média radiophonique en Angleterre, avec la BBC, en France, avec Radio-Paris et Radio-Tour-Eiffel, et également en Suisse, en Espagne, en U.R.S.S., au Danemark et en Allemagne. Aux États-Unis, les stations se sont développées à compter de 1920 et on en compte plusieurs centaines en 1922.

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1) L'année 1922, le moment capital d'un nouveau média

Depuis plus de vingt ans en 1922, la technologie de la télégraphie sans fil, puis de la téléphonie sans fil, la T.S.F., inventée en Europe, était expérimentée au Québec, dans des industries, dans des laboratoires universitaires (à l'U. Laval depuis 1899), et on l'enseignait dans des collèges et des académies. A la fin de la guerre 1914-1918, plus précisément le 1er mai 1919, la gouvernement fédéral abolissait les restrictions qui avaient été établies pour des raisons militaires et la T.S.F. entrait à nouveau dans le domaine civil. Aux États-Unis, les grandes entreprises se mettent à vendre leurs surplus de guerre et créent rapidement un marché pour des usages civils qui va susciter la création de nombreuses stations de radiodiffusion. Et au Canada, c'est au début de 1922 que le gouvernement fédéral modifie ses règlements et autorise l'utilisation de la T.S.F. à des fins de diffusion pour le grand public, il autorise le "broad-casting", la radiodiffusion. Immédiatement, en avril, le gouvernement fédéral accorde à 22 entreprises des licences de "broadcasting"-radiodiffusion, parmi lesquelles on trouve les stations CKAC (La Presse), CFCF (Marconi), CJBC (Dupuis Frères) et CHYC (Northern Electric). Durant l'année 1922, c'est un total de 61 licences qui sont attribuées. Il faut souligner également que des licences spéciales sont accordées à des écoles de formation, 13 au Canada dont 7 au Québec.

Un fait mérite d'être souligné spécialement: parmi les licences attribuées en 1922, plusieurs sont acquises par de grands journaux, comme La Presse, le Toronto Star, le Evening Telegram, le Manitoba Free Press, le Vancouver Sun, et l'Edmonton Journal. Nous touchons là le moment précis où la technologie de la radiophonie, bien connue des ingénieurs, fait sa jonction avec un média en pleine maturité, le journal, qui a l'expertise dans la diffusion de contenus. Cette jonction permet la véritable création d'un nouveau média, la radiodiffusion.

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Jacques-Narcisse Cartier

(168 K)

2) La création de CKAC confiée à un expert de réputation internationale, Jacques-Narcisse Cartier

Pour réussir la lancée d'un nouveau média, il ne suffisait pas que La Presse fasse un investissement considérable dans la technologie, -- ce qu'elle fit en donnant un contrat important à Marconi,-- il fallait inventer une programmation, imaginer l'utilité sociale de ce nouveau média sans lequel le monde avait pourtant bien vécu pendant longtemps. Pour imaginer, organiser, animer et gérer un tel projet, le Président de La Presse fit appel à un homme bien connu des milieux spécialisés de l'époque, Jacques-Narcisse Cartier, journaliste et technicien expert, sur lequel d'ailleurs le journal Montreal Herald avait publié un reportage en avril 1922 avant même que ne soit créée la station CKAC.

En 1922, Cartier a trente-deux ans, il a derrière lui quatorze années d'expérience dont une douzaine dans le monde international. C'était une personnalité exceptionnelle, faite d'audace, d'imagination et d'indépendance. Originaire de Sainte-Madeleine, près de Saint-Hyacinthe, il était reconnu comme expert aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, en France, et au Canada, surtout dans les milieux militaires puisqu'il a fait, comme volontaire, toute la guerre, de l'automne 1914 à l'hiver 1919, dans le corps expériditionnaire canadien puis dans l'aviation britannique où il était rattaché au Service de contre-espionnage. Après ses études à l'Académie scientifique et commerciale de Saint-Hyacinthe, il était parti en Nouvelle-Écosse où il avait appris les techniques de la TSF avec Marconi lui-même. Rapidement, il était devenu une vedette parmi le personnel de la compagnie et il s'était lié d'amitié, une amitié qui durera très longtemps, avec David Sarnoff, son cadet d'un an, qui deviendra durant les années vingt directeur général puis président de la compagnie RCA à New-York. Cartier a d'ailleurs travaillé plusieurs années à New-York, pour la companie Amerian Marconi mais aussi pour la compagnie allemande Telefunken. En arrivant à La Presse pour créer CKAC en 1922, Cartier a dans ses bagages la connaissance des radios de New-York (il a collaboré à la création de deux stations), il a visité les stations d'Amérique du Sud, spécialement du Brésil avec un financier américain, il connaît les technologies britanniques, allemandes et françaises.

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Horaire - radio (93 K)

3) Un modèle de programmation original et professionnel

Pour Cartier, en arrivant à CKAC, le défi était de taille, car il ne s'agissait plus d'accomplir un travail d'ingénieur capable de garantir la fiabilité d'installations techniques. Il fallait créer un média, donc une programmation. Dès l'inauguration de la station, le 2 octobre 1922, Cartier a un plan d'ensemble et surtout il a établi des contacts avec plusieurs milieux artistiques, scientifiques et sociaux susceptibles d'alimenter les programmes et de trouver dans la radio un prolongement naturel de leur rayonnement. Et ainsi, dès le mois de novembre, Cartier transmet par la poste un carton, qui est signé de son nom, et qui annonce la programmation officielle de CKAC / La Presse.

Jacques-Narcisse Cartier (131 K)

Dès ses débuts, la radio apparaît comme un média centré sur la qualité sonore, étroitement relié à l'art musical. Et c'est en direct qu'à tous des deux jours, les meilleurs artistes de Montréal viennent interpréter de la musique classique.

À cet égard, il est significatif de souligner que l'aménagement du studio, tel que conçu par Cartier, ressemble essentiellement à un élégant salon de l'Hôtel Windsor ou du Ritz (où se donnaient des concerts), avec tapis et tentures de velours, et ce studio devient rapidement, à l'instigation de Cartier qui est un homme du monde, un rendez-vous recherché par les hommes politiques, les grands artistes, les écrivains et les financiers. C'est la curiosité de la modernité montréalaise que les visiteurs de marquer veulent absolument voir. En même temps, en fin d'automne, Cartier fait installer dans ce studio un orgue tubulaire, construit par la maison Casavant. De grands artistes, québécois et européens, viendront y jouer. La musique, en direct toujours, il va sans dire, est au coeur de l'émergence de la radio.

Au studio, on fit entrer très tôt le théâtre. Et c'est ainsi que Cartier produit, le 5 avril 1923, la première pièce radiophonique diffusée au Canada. Il s'agit d'un pièce significative que les connaisseurs apprécieront à sa juste valeur politique: Félix Poutré, de Louis Fréchette, une oeuvre mettant en scène les troubles de 1837.

Mais pour la musique, dès le printemps de 1923, Cartier conclut une entente avec le musicologue et importateur de musique Raoul Vennat pour mettre à l'antenne une émission hebdomadaire de musique française contemporaine. Cette émission regroupait des artistes professionnels de Montréal et interprétait des oeuvres publiées récemment en France. La série eut beaucoup de succès et la puissance de CKAC lui permettait de rejoindre même des populations canadiennes-françaises dispersées en Nouvelle-Angleterre. Le succès fut en effet tellement important que quelques mois plus tard, la compagnie Westinghouse décida d'inaugurer sa nouvelle station de Springfield, dans le Mass. par un concert d'une soirée entière donné par l'équipe dirigée par Raoul Vennat et produite par Cartier.

La musique fut encore plus spectaculaire lorsqu'en juin 1923, Cartier produit à CKAC une opérette célèbre, Les Cloches de Corneville, avec un orchestre de 25 musiciens, un choeur de 38 chanteurs et des solistes professionnels. On devine les tours de force qu'il fallait accomplir pour mettre en place la captation du son correcte d'un si grand groupe avec les équipements de l'époque.

Il y aurait encore beaucoup à dire au sujet de la programmation musicale pour donner une juste idée de sa richesse. Il faudrait mentionner les ententes avec l'orchestre du Conservatoire national de musique, affilié à l'Université de Montréal, avec la Société canadienne d'opérette, avec les écoles privées de Jeanne-Maubourg Roberval ou le Mont-Saint-Louis. Il faudrait aussi mentionner les habiles ententes avec les compagnies de navigation pour diffuser, le samedi soir, de la musique de danse interprétée par les orchestres des navires amarrés dans le port de Montréal, ou encore l'ouverture d'un studio musical satellite à la maison de la culture Frontenac, pardon à la Brasserie Frontenac, située au même endroit, où l'on donnait les concerts populaires lorsque les orchestres étaient trop grands pour entrer dans le studio de La Presse.

Il faut aussi dire un mot d'une série de concerts qui fut longtemps considérée comme un événement social dans la vie québécoise, un concours provincial de fanfares qui dura six mois en 1924. Durant cette période, à toutes les deux semaines, les meilleurs fanfares des principales villes du Québec, venaient en studio, accompagnées du maire de la ville, et participaient à un concours dont le public fut le juge au cours d'un vote populaire. La Presse reçut des dizaines de milliers de votes.

Enfin, une initiative très audacieuse, une première en Amérique, fut l'utilisation de la radio pour donner des cours de musique. Pendant trente semaines, le pianiste Émiliano Renaud, qui avait fait une carrière internationale, donna en 1925 une série de cours, sur la base d'un manuel distribué par La Presse, et illustré d'exemples précis d'extraits d'oeuvres données en direct.

Ces éléments peuvent donner une petite idée de la programmation musicale de CKAC durant ses cinq premières années. Nous sommes pas loin d'une programmation culturelle qui soit officiellement éducative.

À côté de la musique et du théâtre, Cartier, qui venait d'une famille très engagée dans un monde politique qu'il connaissait bien, mit en place en 1925 toute une série de conférences sur les régions du Québec, sur les ressources naturelles et sur le tourisme, mais données par chacun des hommes politiques des différentes régions. Il est étonnant de constater le succès de cette initiative, à tel point qu'en 1927, lorsque Cartier quittera ses fonctions, ce sera un élément majeur qui sera mentionné par le journal The Gazette pour évoquer son eouvre.

Que ce soit pour la musique, le théâtre, les causeries sur les régions, ou les causeries d'information économique et socio-sanitaire, il ressort clairement que Cartier avait fait de sa station de radio une sorte d'agora, une place où toutes les catégories de citoyens, les organismes, les associations, les institutions et les régions se retrouvaient à tour de rôle. La radio parlait d'elle-même à une population, c'était une animation du milieu, selon le modèle aujourd'hui bien expérimenté par les radios communautaires.

Pour donner une idée moins incomplète de la programmation de cette époque, on ne peut passer sous silence une grande première technologique et éditoriale qui eut lieu en 1925, la diffusion de la campagne électorale fédérale et la transmission en direct de la soirée des élections. Ce fut une épopée. Pour suivre les assemblées électorales dans les divers centres de l'île de Montréal et dans les villes des environs, Joliette, Sorel, Saint-Hyacinthe, Saint-Jérôme, Cartier, en coopération avec la compagnie Marconi, avait créé une "unité mobile", du genre de ce qu'on utilise maintenant mais sans la miniaturisation. L'équipement pesait 1800 livres (850 kilos) et était transporté dans un camion, et une équipe de 5 personnes, dirigée par Cartier réalisait les reportages. En octobre, l'équipe réalisa la transmission d'une énorme assemblée politique au Forum en faveur de Mackenzie King et réunissant 18000 personnes. A partir de ce moment, tous les organisateurs politiques surent qu'il était nécessaire de compter avec le média radiophonique.

Tous ces éléments de programmation, même s'ils ne représentent qu'un petite partie de ce qu'il fallut inventer pour créer un média qui soit important dans la société, donnent une certaine idée de l'audace de Cartier et des directions nombreuses qu'il a explorées pour faire de la radio une institution valable. On peut donc synthétiser la vision éditoriale de Cartier sans trop simplifier en citant un extrait d'un exposé que fit Cartier devant un Comité parlementaire des Communes, à Ottawa, intitulé "Le rôle véritable de la radio dans la vie d'un peuple".

"Dans la cas de La Presse comme de tous les autres journaux, le but des postes d'émission est surtout de procurer aau public une récréation gratuite et de promouvoir au pays l'harmonie entre les gens de races et de religions différentes.

... Le radio est toujours à la disposition des autorités municipales, provinciales ou fédérales, qui peuvent communiquer ainsi au peuple des informations de première main et de nature à l'instruire ou à l'intéresser."

En 1927, Cartier quitte ses fonctions pour soigner une grave maladie, la tuberculose. Il se retire alors dans sa maison de St-Gabriel-de-Brandon pendant deux ans et il réussit à vaincre la maladie. Il reviendra à la radio à quelques reprises pour des activités étonnates: la traversée de l'Atlantique comme reporter à bord du dirigeable britannique, le R-100 (qui s'écrasera 6 mois plus tard) et en 1935 comme vice-président de la radio d'État, la Commission canadienne de la radio. Mais surtout Cartier poursuivra sa carriere dans les médias en devenant directeur général puis président du journal Montréal-Matin, de 1941 à 1947, puis du journal Le Canada. Il meurt à l'âge de 65 ans, en 1915, au milieu de son mandat comme maire de Chambly-Bassin.

Mais lorsque Cartier quitte CKAC en 1927, il a préparé une excellente relève. Son adjoint depuis 1924, Joseph-Arthur Dupont, lui succède et donne à CKAC une expansion considérable en consolidant l'identité culturelle de CKAC. Dupont a longuement fait l'expérience de tous les aspects du métier. Il a été annonceur, animateur, journaliste et technicien, spécialement durant la célèbre série de reportages pour la campagne électorale de 1925. Comme Cartier, il avait le souci d'une langue française parfaite, la même connaissance excellente de l'anglais et la même passion pour la radio qui sera la seule activité professionnelle de sa carrière. Cartier et Dupont, les deux premiers hommes de médias du Québec.

Pour les plus anciens parmi nous, J.-Arthur Dupont est un peu connu et l'on pense assez spontanément à la station de radio qu'il a fondée en 1945, CJAD, qui est d'ailleurs identifiée par ses initiales. Ce fut en son temps la meilleure station anglophone d'information sur le Québec. Lorsque Dupont l'a vendue en 1960, elle est devenue une tout autre chose.

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Joseph-Arthur Dupont (181 K)

4) La direction d'Arthur Dupont de 1927 à 1932

En 1927, Dupont prend la direction de CKAC et conduit en parallèle plusieurs opérations majeures. Simultanément, il accroit les émissions de service public tout en développant par ailleurs la rentabilité de la station.

La première action majeure mise en oeuvre par Dupont est l'accroissement de la puissance de diffusion de CKAC et la construction des antennes du transmetteur à Saint-Hyacinthe. CKAC passe ainsi de 500 watts à 5000 watts. CKAC devenait ainsi la station la plus puisssante au Canada et elle était en mesure de mieux rejoindre les Canadiens-français de la diaspora en Nouvelle-Angleterre. L'inauguration eut lieu le 19 octobre 1929 et CKAC, grâce à ce rayonnement exceptionnel, était désormais dans les faits un média de masse qui pouvait communiquer avec la majeure partie de la population québécoise. Au même moment, Dupont double les heures de diffusion et passe à 12 et ensuite 14 heures par jour. Et dès 1930, Dupont fera une demande officielle pour obtenir l'autorisation de passer de 5000 w. à 50000 watts.

L'accroissement des auditoires, l'augmentation des heures d'antenne, c'est la base solide d'une station qui veut rentabiliser son entreprise. Mais c'est dans le domaine de la programmation que l'action de Dupont est la plus décisive. En 1929, Dupont conclut une entente exceptionnelle avec le gouvernement du Québec, qui vient d'adopter sa loi sur la radiodiffusion, en vue de diffuser une grande émission éducative de deux période d'une heure par semaine. Il s'agit de "L'Heure Provinciale", une série mixte de conférences et de concerts d'artistes québécois, dont la direction scientifique était confiée à Édouard Montpetit, directeur de l'éducation permanente et secrétaire général de l'Université de Montréal. La direction musicale était confiée à Henri Letondal, un animateur culturel exceptionnel. Durant dix ans, de 1929 à 1939, "L'Heure Provinciale" a ainsi diffusé plus de 900 conférences, données par des professeurs d'université, de professionnels et des spécialistes de toutes sortes. Les grands domaines furent l'économie, les affaires sociales, l'hygiène et la santé publique, la médecine vétérinaire, les arts, l'histoire, la musique et l'éducation. Environ 150 de ces conférences furent diffusées par des spécialistes de langue anglaise dont la coordination était faite par un ami d'Édouard Montpetit, le professeur Wilfrid Bovey, de l'Université McGill, qui a fait une longue carrière en radio mais dont personne n'a jamais fait l'étude. (consultation d'archives).

En musique, "L'Heure Provinciale" a été le studio expérimental de tous les grands artistes de l'époque, à tel point qu'à la fin de la série, en 1939, plusieurs journaux ont fait campagne pour obtenir que le gouvernement continue de la subventionner.

Certains chroniqueurs, notamment Robert Rumilly, ont négligemment commenté "L'Heure Provinciale" comme étant un simple pion sur l'échiquier des luttes de juridiction entre Québec et Ottawa. Ils n'avaient manifestement pas examiné les archives et ils n'ont pas compris qu'une série culturelle dans laquelle le gouvernement de l'époque a mis, pendant dix ans, 30 000$ par année (en dollars de l'époque), c'est plus qu'une action passagère, c'est une action structurante. Avec le recul du temps, il est facile de constater que "L'Heure Provinciale" a été le précurseur très apprécié de la série qui fera l'honneur de Radio-Canada durant les années quarante et cinquante, "Radio-Collège", qui malgré son nom était une radio univetrsitaire d'éducation permanente.

En 1929, en parallèle avec "l'Heure Provinciale", Dupont met à l'horaire une autre série de conférences, "L'Heure universitaire", également dirigée par Édouard Montpetit dans le cadre d'un mandat de la Commission des études de l'Université. L'émission était animée en ondes par le professeur Jules Derome.

À l'automne de 1931, Dupont, qui est un homme aux profondes convictions religieuses, met à l'antenne la série, "L'Heure catholique", qui sera dirigée par un jésuite très engagé dans les questions sociales, le Père Papin Archambault. Cette série durera jusqu'à la fin des années trente. Il s'agissait non pas d'une émission de culte mais d'une émission de culture religieuse, sur la Bible, l'histoire religieuse et l'art chrétien.

En parallèle avec cet enracinement dans le milieu québécois et cette liaison avec les institutions montréalaises, Dupont conclut, en 1929, une première entente avec le réseau américain CBS (Columbia Broadcasting System). C'est là le moment de la première entente, et non en 1933 comme le publiciste de son successeur l'a affirmé. Ce qui est absolument intéressant, c'est de voir le contenu de l'entente qui n'a rien d'une américanisation de nos ondes québécoise. L'entente porte sur la diffusion d'émissions musicales de haute qualité, essentiellement des concerts, donnés par de grands orchestres. CKAC pouvait ainsi offrir à ses auditeurs les orchestres de New-York, de Boston, de Philadelphie, de Hollywood. Et CKAC choisissait ses concerts, sans obligation de prendre l'ensemble. Mais plus surprenant, c'est le fait que Dupont a alors créé l'orchestre de CKAC et que pendant trois ans, deux fois par semaine, c'est un concert produit dans le studio de CKAC qui était diffusé dans une douzaine de villes américaines.

Faut-il rappeler que tous ces développements sont survenus au moment même où l'Amérique et l'Occident étaient affectés gravement par la grande dépression, engendrée par la spéculation boursière et le grand krash. C'était le premier effet de la mondialisation et la population se retrouvait dans la pauvreté et le chômage.

Dans ce contexte, la radio, comme média d'information, de culture et de divertissement prenait une place absolument essentielle dans la culture publique et populaire du Québec. Les conférences sur l'hygiène publique, sur la prudence financière, sur l'économie domestique, sur l'alimentation, comme les présentations de théâtre et de musique ont permis de compenser efficacement le manque de moyens qui affectait la population.

L'une des orientations les plus fructueuses et les plus durables prises par Dupont fut celle de faire de CKAC un producteur de radiothéâtres. Il signa un contrat avec Robert Choquette en 1931, et avec lui, il a développé une première programmation de créations littéraires écrites pour la radio. Cette idée eut un tel succès que d'autres auteurs furent ensuite engagés et que pendant trente ans la station CKAC diffusera, comme Radio-Canada, des oeuvres de théâtre original, des dramatiques historiques, des textes pour enfants, des contes, des feuilletons, dont l'ensemble forme une immense littérature radiophonique dont Renée Legris et moi-même avons pu retrouver les textes et en faire le dépôt à la Bibliothèque Nationale du Québec.

Jusqu'en 1932, Dupont a donc poursuivi et amplifié les orientations de son prédécesseur et ami Cartier, et il a fait de la station CKAC, malgré son statut d'entreprise privée, une radio de service public qui mettait la qualité du message à l'avant-plan de sa programmation. Lorsque Dupont quitte CKAC en décembre 1932, il laisse en pleine floraison une station culturelle qui devait ressembler à ce que diffusait Radio-Canada durant les années quarante et cinquante. Dupont fut remplacé par un homme de commerce, Louis-Philippe Lalonde, américanophile, qui fera de la station une entreprise beaucoup plus commerciale, mais qui sera heureusement tempéré, à force de discussions, par Ferdinand Biondi, pendant vingt ans.

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5) La station CKAC face à un réseau d'État

En décembre 1932, Arthur Dupont, à la demande du Président de La Presse, accepte de répondre à l'invitation du ministre Duranleau et il passe à la radio d'État, la Commission canadienne de la radio. Il y devient directeur des programmes pour l'Est du Canada, c'est-à-dire des programmes de langue française. Il restera douze ans à la radio d'État, qui deviendra Radio-Canada en 1936-1937, jusqu'en 1945.

C'est donc une programmation semblable à celle de CKAC que Dupont va d'abord développer, en tenant compte cependant des contraintes politiques qui venaient du statut gouvernemental de la CCR. Un texte officiel à caractère promotionnel présentait, en 1934, la programmation de la CCR de la subtile manière suivante:

Divertissements radiophoniques.
Par l'entremise du réseau national de la Commission, des artistes canadiens offriront aux foyers canadiens des programmes destinés au public canadien.

Dans ce contexte socio-culturel, il est intéressant de signaler encore une innovation musicale que l'on doit à Arthur Dupont. Il s'agit d'une entente qu'il a signée en 1933 avec le réseau NBC pour la transmission en direct de l'opéra du Metropolitan de New-York. Depuis le 30 décembre 1933, l'émission est toujours diffusée. Pour Dupont, la culture n'avait pas de frontières mais elle avait aussi des racines.

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Revue montréalaise sur la radio (1931)

(79 K)

Conclusion

 

De la fin de l'automne de 1922 à la fin de l'année 1932, c'est une période de dix ans d'innovation culturelle qui s'est développée pour donner vie et sens à un nouveau média dans la société québécoise. Culture, information sociale et politique, éducation, tels étaient, dans le concret d'une programmation systématique et diversifiée, les orientations de cette station privée qui se concevait comme un service public. Supportée par le journal La Presse, la station CKAC était le prolongement de ce "plus grand quotidien français d'Amérique". Et CKAC, une entreprise privée indépendante des pouvoirs politiques et autonome face aux autorités scolaires et religieuses, était pour la population l'expression de ses diverses institutions, de ses organismes communautaires et de sa culture publique.

--Pierre Pagé, professeur à l'UQAM

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Mise à jour le 6 juillet 2005

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